Par-dessus tout, la vie = Por encima de todo, la vida Rafael ARENAS GARCÍA: La réaction judiciaire de l’Espagne est-elle exagérée ?

Spain is not overreacting to the nationalist rebellion in Catalonia (à propos de l’article de  Noah Feldman “Spain Overreacts to a Little Catalan Rebellion”)

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Rafael Arenas García

Rafael ARENAS GARCÍA, 28 FEBRERO, 2019

La réaction judiciaire de l’Espagne est-elle exagérée ?

Mon ami Jamie Mayerfeld me commente l’article de Noah Feldman « Spain Overreacts to a Little Catalan Rebellion », publié dans Bloomberg. Je crois que l’article contient quelques erreurs d’appréciation, surtout pour ce qui concerne les conséquences de ce que l’auteur qualifie de « petite » rébellion qui, cependant, n’a pas dû être si petite puisqu’elle a provoqué des réactions de dizaines de pays et de l’Union européenne.

Je ne m’occuperai pas ici de cet aspect, parce que ce qui m’intéresse est de réfléchir aux motifs qui peuvent conduire certains commentateurs étrangers à percevoir de manière biaisée ce qui se passe en Catalogne. Aussi, je ne suivrai pas l’article point par point, mais il me servira pour tenter d’illustrer une perspective que j’ai relevée dans certains commentaires, émanant surtout de l’étranger, qui montrent une sympathie inexplicable pour les auteurs de la crise de 2017 en Catalogne.

Je crois qu’un élément clé pour comprendre la véritable portée de ce qui est arrivé en Catalogne durant les mois de septembre et octobre 2017 (durant l’automne 2017, si on me permet cette imprécision, puisque les faits ont commencé en été, concrètement le 6 septembre), c’est d’accepter que la « rébellion », pour employer le terme qu’utilise Noah Feldman lui-même, a été conduite par le pouvoir public, et non par des citoyens qui affrontaient ce pouvoir public. Il me semble qu’on néglige fréquemment cet élément. On reste sur les images des gens dans les rues et instinctivement on intériorise le fait que le conflit se passe entre des manifestants (nationalistes catalans) et la police (gouvernement espagnol). Il n’en est pas ainsi. L’acteur principal du conflit a été le Gouvernement catalan, le sommet d’un pouvoir public avec un budget de 32.000 millions d’euros annuels qui gère en Catalogne l’éducation, la santé, les prisons, les Universités, la police (17.000 agents armés) et une grande partie des transports, parmi d’autres compétences (protection des mineurs, protection des consommateurs, culture…). C’est-à-dire que la « rébellion » n’avait pas lieu contre le pouvoir, mais depuis le pouvoir, une rébellion qui impliquait que ce pouvoir public se déclarait libéré des limites établies dans la Constitution et dans les lois pour agir en marge de ces dernières.

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Comme je le disais, je crois qu’il faut tenir compte de cette perspective. Ce n’est pas la même chose qu’un citoyen ou qu’un groupe de citoyens protestent devant le pouvoir public ou que ce pouvoir public décide d’exercer le monopole de la violence en marge des lois et des limites établies. C’est justement cela qui est arrivé en Catalogne : le Parlement catalan a abrogé la Constitution espagnole en Catalogne, le Gouvernement régional a désobéi au Tribunal Constitutionnel espagnol et finalement le Gouvernement régional et le Parlement ont déclaré l’indépendance.

Dans quelle situation ces agissements nous laissaient-ils, nous les Catalans qui ne partagions pas les principes nationalistes ? Je peux parler en mon nom propre : je suis citoyen de Catalogne, soumis au pouvoir public de la Generalitat et opposé à la sécession et au nationalisme. Ouvertement opposé, en outre. Dans quelle situation je me trouvais, dès que le pouvoir public, qui dirige les policiers qui surveillent les rues, les écoles où étudient mes enfants, les centres de santé auxquels je fais appel lorsque je suis malade, l’Université dans laquelle je travaille et les prisons dans lesquelles j’aboutirais si je suis arrêté, décide d’agir en marge de la loi, en contradiction avec la Constitution, et de me priver des garanties que j’ai jusqu’à présent pour mes droits (recours au Défenseur du Peuple espagnol, au Tribunal constitutionnel espagnol ou au Tribunal européen des Droits humains) ? C’est exactement ce que nous ressentions, nous, des millions de Catalans, durant ces semaines de septembre et octobre 2017.

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Je dis des millions et je n’exagère pas, puisque, en Catalogne, les partis nationalistes obtiennent moins de voix que les partis qui ne partagent pas les choix sécessionnistes. Le système électoral catalan, qui favorise les zones dans lesquelles se concentre le vote nationaliste, a pour conséquence qu’une minorité de voix se convertisse en une majorité de sièges au Parlement régional, mais cela ne doit pas nous faire oublier que les Catalans non nationalistes sont plus nombreux que les nationalistes, tout comme nous devons être conscients du fait que, malgré que les moyens publics de communication, l’école et les administrations utilisent presque exclusivement le catalan, plus de la moitié des Catalans ont le castillan comme langue maternelle. Autre imposition nationaliste.

Mais revenons à cette situation pathologique dans laquelle le pouvoir public décide d’agir en marge de la légalité. En première année de Faculté de Droit, on explique que la différence entre l’Ancien Régime et les États modernes tient dans le fait que dans l’Ancien Régime le pouvoir public agit sans limites externes, alors que dans les États modernes ceux qui exercent ces pouvoirs publics doivent soumettre leur action aux limites légales. Cette soumission constitue une garantie pour les citoyens. Pendant des décennies, j’ai su que c’était une partie de la Théorie du Droit et du Droit constitutionnel. En 2017, j’ai su ce que c’est de se sentir soumis à un pouvoir qui agit en marge de la loi. Et ce n’est pas agréable.

C’est pourquoi il est indispensable de récupérer l’État de Droit en Catalogne. Et Noah Feldman l’entend bien ainsi dans son article, quand il exprime qu’il comprend les raisons du Gouvernement espagnol qui a eu recours aux mécanismes exceptionnels prévus par la Constitution pour faire respecter la loi dans une Communauté autonome, au moyen de l’attribution directe du contrôle de la région au gouvernement d’Espagne. Comme  je l’ai dit, cette récupération de l’État de Droit en Catalogne était indispensable non seulement pour des raisons institutionnelles mais aussi pour faire respecter les droits de tous les citoyens catalans, qui ne méritaient pas de se voir soumis à un pouvoir public qui agissait en marge de la Constitution et de la loi et contre les décisions des tribunaux. Une situation, évidemment, inadmissible dans toute démocratie.

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À partir d’ici mon désaccord avec Feldman concerne l’adoption de mesures pénales envers les leaders de la « rébellion ». Il laisse entendre qu’il serait préférable de tourner la page sans introduire d’action devant les tribunaux criminels. Je conteste.


La première chose que nous devons voir est la gravité des faits, que j’ai déjà évoquée :

  • On a abrogé la Constitution en Catalogne.
  • On a désobéi au Tribunal constitutionnel.
  • On a convoqué un référendum illégal.
  • On a monté des barricades et d’autres obstacles pour entraver l’action de la police.
  • On a organisé l’occupation illégale d’écoles et d’autres édifices publics pour réaliser le référendum.
  • On a organisé la résistance face à la police pour empêcher qu’elle exécute les ordres judiciaires.
  • On a attaqué la police qui avait ordre de fermer les locaux où se déroulait le référendum.
  • On a poursuivi et harcelé des policiers en dehors de leur service.
  • Dans les écoles, on a pointé publiquement les enfants de policiers.
  • Dans les écoles, on a organisé des manifestations contre l’action de la police dans lesquelles se trouvaient des mineurs (dans certains cas de jeunes enfants).
  • On a élaboré des bases de données pour le recensement du référendum en marge des pressions légales sur la protection des données personnelles.
  • Et on a déclaré l’indépendance… deux fois.

Sérieusement, maintenons-nous que cela ne mérite pas de sanction pénale ? Je crois qu’il n’est pas sérieux de maintenir cette position. Certains de ces comportements, voire tous, peuvent entrer dans différentes rubriques pénales du Code pénal espagnol et, comme tels, doivent faire l’objet d’enquêtes. Une autre question est celle de savoir quelles rubriques concrètes, et à ce sujet il y a matière à débat, un débat auquel Noah Feldman est cordialement invité à participer, mais qui doit se tenir à partir de la considération des différentes rubriques pénales prévues dans le Droit espagnol. Une discussion de ce type dans un État démocratique ne peut se réaliser que sur la base de la teneur de la loi.

Et ceci n’est pas un formalisme. Il existe ici une autre confusion qui doit être dénoncée. On affirme parfois que le Gouvernement espagnol devrait faire ceci ou cela en rapport avec la situation des accusés des faits de l’automne 2017, sans se rendre compte que, en Espagne, il existe la séparation des pouvoirs. Ceux qui jugent, ce sont les tribunaux, pas le Gouvernement, et celui qui accuse est le Procureur, pas le Gouvernement ; et réellement aussi bien les Juges que le Procureur sont indépendants et agissent en accord avec ce qu’établit la loi, et non pas selon des considérations politiques. S’il découle de la loi qu’ont été commis des délits qui doivent être sanctionnés, on n’a pas le choix de ne pas le faire, l’obligation existe de les poursuivre. Il n’est pas possible de s’abstenir d’accuser ou de condamner. Ce que peut faire le Gouvernement, une fois que les accusés ont été jugés et condamnés, c’est appliquer des mesures de grâce comme l’amnistie ; mais dans la phase où nous nous trouvons, le Gouvernement ne peut rien faire, si ce n’est respecter ce que font les juges et procureurs.

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Cependant, si nous oublions pour un moment ce que je viens d’expliquer et si nous pensons qu’il est possible de considérer les choses autrement et de laisser sans chefs d’accusation les responsables des faits de septembre et octobre, quel message envoyons-nous de la sorte ?

Pour répondre à cette question nous devons nous rendre compte que la société catalane est profondément divisée. A l’étranger on pense parfois que tous les Catalans sont nationalistes, que tous les Catalans veulent l’indépendance, que tous les Catalans sont opposés au jugement des politiques prisonniers et que tous les Catalans refusent la police espagnole. Il n’en est rien. Comme je l’ai indiqué, la moitié au moins des Catalans refuse la sécession et un nombre très significatif refuse les politiques nationalistes qui nous font sentir citoyens de seconde zone dans notre propre pays. En définitive, la société catalane est une société qui manque de consensus.

Et dans une société qui n’a pas de consensus le respect de la loi est le seul moyen qui garantit la coexistence. Si les nationalistes peuvent se permettre de contourner la loi sans conséquences, que nous reste-t-il à nous, les autres ? Seulement deux options : nous soumettre aux nationalistes ou contourner aussi la loi. Voulons-nous créer cette situation, cette alternative terrible ? Car c’est à elle que conduit la proposition irresponsable de considérer les choses autrement devant les délits des nationalistes.

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Certainement nous devons chercher la réconciliation, et pour cela il n’y a qu’un chemin : le dialogue entre Catalans, ente les Catalans nationalistes et non nationalistes. Mais c’est une voie que les nationalistes refusent. Je rapporte une anecdote : il y a plus ou moins un an, j’ai coïncidé dans un programme de télévision avec Irene Rigau, une leader nationaliste qui avait été Conseillère d’Éducation à l’époque d’Artur Mas. Nous débattions de la présence du castillan dans les écoles et, à un moment donné, j’ai dit que je pourrais être d’accord avec elle sur un point. Le présentateur souligna alors à Rigau que je pourrais être d’accord avec elle et elle a dit qu’elle ne pourrait jamais être d’accord avec moi. Pour les nationalistes, les Catalans non nationalistes tout simplement n’existent pas, nous sommes « en dehors du cadre », et la seule chose qu’ils veulent c’est établir un dialogue avec le gouvernement espagnol qui laisse de côté les Catalans non nationalistes. Cette voie ne peut conduire à aucune solution et il serait bon que le gouvernement conditionne tout dialogue avec les nationalistes au dialogue préalable en Catalogne et au respect de la loi de la part de tous. C’est cela le chemin pour récupérer la coexistence. Un chemin qui ne passe pas par considérer les choses autrement ou négocier uniquement avec les nationalistes, mais faire respecter l’État de Droit et établir des voies de communication entre tous les Catalans.

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Ce sont des perspectives que l’article de Noah Feldman ne prend pas en considération. Je le comprends, parce que de l’étranger il est difficile d’apprécier les nuances que je pose ici, mais j’aimerais qu’on en tienne compte quand on parle, et plus encore quand on écrit, à propos de la situation vécue en Catalogne.

Je remercie Jamie Mayerfeld pour ses questions et la suggestion de transformer en post le dialogue que nous avons eu sur ce thème.

Rafael Arenas

Rafael ARENAS GARCÍA est professeur de Droit international privé à l’Université Autonome de Barcelone.

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Autor- Rafael Arenas

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