Francis DELPEREE : L’ETHIQUE EN POLITIQUE

Au cours de ces dernières semaines, j’ai été sollicité par des groupes différents. Tous ont choisi un même sujet : « L’éthique en politique ». C’est peut-être une coïncidence. Elle m’a tout de même intrigué. Je vois deux explications. L’une est assez négative. L’autre est plus encourageante.

Francis Delpérée : Où va la Belgique ?

Photo: Francis DELPEREE

Professeur  ordinaire émérite de l’Université catholique de Louvain

Membre de l’Académie royale de Belgique et de l’Institut de France

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Un lider intergénérationnel pour l'Europe

Le constitutionnaliste Delpérée est considéré comme un pédagogue hors pair, or le Parlement Européen manque de pédagogie constitutionnelle et même de constitution. 

J’ai l’intime conviction que mon Collègue et Ami le professeur Francis Delpérée est indispensable au Parlement Européen comme Constitutionnaliste, comme pédagogue du droit, comme médiateur intergénerationnel et comme lider politique.

J'aime dire de lui que s'il avait été adulte au moment de la naissance des Communautés Européennes (en 1950 Francis n'avait que huit ans) il aurait été un des Pères de l'Europe au triple titre de Constitutionnaliste, de Politicien et de Pédagogue. 

Avec lui aux affaires, l'Union Européenne n'aurait pas été dans l'impasse constitutionnelle et pédagogique dans laquelle elle se trouve depuis trop longtemps.

Depuis 1961 je suis temoin de son Humanisme universaliste, de son courage, de son dévouement, de sa compétence et de ses qualités de lider : 

Il est Membre de l’Académie royale de Belgique et de l'Institut de France (Académie des sciences morales et politiques); il est également docteur honoris causa des universités d’Aix-en-Provence, d’Athènes, de Genève, d’Ottawa, et de Szeged. 

Francis Delpérée est avocat honoraire du Barreau de Bruxelles et a été assesseur à la section de législation du Conseil d'Etat de 1985 à 2004; il a exercé de nombreuses responsabilités et constitue, depuis des années, l’une des figures emblématiques du droit public belge. "La liste de ses titres et fonctions l’illustre à loisir: Francis Delpérée, dont l’université a fêté l’accession à l’éméritat le vendredi 5 octobre, est une personnalité hors normes".

Il est professeur émérite à la Faculté de droit de l'Université catholique de Louvain (UCL) et ancien doyen de cette Faculté. Pédagogue hors pair, il a marqué plusieurs générations d’étudiants et largement contribué à faire progresser la science du droit constitutionnel, tant en Belgique qu’à l’étranger. Voyageur scientifique infatigable, il est initiateur et entrepreneur de multiples projets juridiques novateurs.

Il est l'auteur d'un traité sur "Le droit constitutionnel de la Belgique", de plusieurs ouvrages - tels Chroniques de crise, Les droits politiques des étrangers, Le contentieux électoral, La démarche citoyenne, Le fédéralisme en Europe, Carnet de campagne, La Constitution de 1830 à nos jours, et même au-delà- et de nombreux articles sur les problèmes d'organisation et de fonctionnement de l'Etat.

En plus des nombreux ouvrages et articles dont il est l’auteur, Francis Delpérée s'est appliqué avec le talent pédagogique qui le caractérise à éclairer ses concitoyens sur les questions institutionnelles d’actualité. Il l'a fait aussi bien à travers la radio, la presse écrite, la télévison et les conférences, "qu’il n’a jamais refusé de donner", qu'à travers le langage audiovisuel d'Internet. 

Lors de son éméritat à l'UCL, en 2007, nombreuses sont les personnalités des mondes juridique, politique et journalistique qui ont répondu à l’appel et qui lui ont rendu hommage à Louvain-la-Neuve au terme de la riche carrière universitaire qui a été la sienne. Le très bel ouvrage d’hommage (Editions Bruylant) que lui ont offert ses collègues et amis a été présenté à cette occasion. | le vendredi 5/10/2007 | 

Le Mercredi 25 mars dernier la République Française l'a nommé "Commandeur de l'ordre des Palmes académiques" 

En 1993, le Roi Baudouin, qui admirait les talents pédagogiques du professeur Francis Delpérée et lui avait confié la formation juridique du prince héritier, lui octroya concession de noblesse et le titre personnel de baron.

Salvador García Bardón

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L’ETHIQUE EN POLITIQUE

1.— L’explication négative, c’est la « scandalite ».

 « Le personnel politique se moque, dit-on, des principes élémentaires de la morale — qu’elle soit individuelle, professionnelle ou sociale. Publifin, le Samu social, le Kazakhgate…  « Ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient touchés »…

 Cette vision-là est souvent exprimée dans des milieux antiparlementaristes et même antipolitiques, Poujadistes (comme on disait jadis), populistes, comme on dit aujourd’hui. Elle s’alimente aussi de courants indépendantistes (qui ont tendance à considérer que c’est un mal wallon et bruxellois). L’on ajoute que les scandales avérés ne sont que la pointe de l’iceberg ; le reste relève de l’imagination ou des fantasmes de chacun.

2.— Il  y a une autre explication. Plus encourageante.

Les scandales ne doivent pas occulter des questions plus collectives. Quid leges sine moribus ? A quoi bon des lois si elles ne traduisent pas les prescriptions de la morale ? Quid mores sine legibus ? A quoi bon la morale si elle ne se trouve pas confortée par les prescriptions de la loi ? Autrement dit, quelles règles de conduite les autorités publiques peuvent-elles ou doivent-elles s’imposer ? 

Quelle éthique pour les mandataires publics — l’éthique politique — (I). 

Quelle éthique pour les citoyens — l’éthique citoyenne — (II) ?

  1. —L’ETHIQUE POLITIQUE 

 Le mandataire public — et, plus particulièrement, le parlementaire — est aujourd’hui confronté à trois défis. Des défis que ses prédécesseurs n’avaient pas connus. En tout cas, pas avec la même intensité. La performance, la transparence et la tolérance.

A.— La performance

            J’ai été élu il y a quinze ans. Mais pour quoi faire ? Tous mes collègues répondront à cette question la bouche en cœur : « J’ai été élu pour défendre un projet de société, pour améliorer les conditions de vie sociale, économique et culturelle de la population, pour assurer l’émancipation des hommes et des femmes de mon pays, pour instaurer des relations justes et équilibrées entre les États de la planète.

            Ce discours est-il crédible, audible ? Que disent les milliers de jeunes qui, jeudi après jeudi, manifestent dans les rues pour le climat ? Le discours est simple. Il est direct. Malgré son côté un peu naïf, il est profondément éthique.

 « Assez de discours, Assez de discussions, sinon de querelles. Peu importe ce que vous pensez ou ce que vous voulez. Nous, ce qui nous intéresse, c’est ce que vous faites. C’est ce que vous réalisez. Ce qui compte, c’est la performance, le résultat, l’adéquation des actes à la pensée ». 

Il faut, comme disait Max Weber, passer de l’éthique de la conviction à l’éthique de la responsabilité. L’efficacité est perçue aujourd’hui comme une valeur de l’action politique. La performance, par rapport aux intentions annoncées, est une vertu que les hommes et femmes politiques devraient s’efforcer de pratiquer.   

B.— La transparence

La transparence s’impose comme une exigence morale Quelle est aujourd’hui la faute majeure pour un homme ou une femme politique ? C’est le mensonge, la tricherie, la dissimulation, le silence et même l’approximation dans les dires et dans les chiffres…

Un exemple concret, celui du Kazachgate. L’affaire a fait l’objet d’une enquête à la Chambre des représentants de décembre 2016 à mars 2018.

Une loi, celle du 14 avril 2011, a été votée en Belgique ; elle avait pour objet d’élargir le régime de la transaction pénale. La transaction pénale, c’est un accord passé entre le parquet et une personne poursuivie au pénal. Le parquet renonce aux poursuites. La personne, elle, verse une somme d’argent plus ou moins conséquente. Le juge entérine cet accord.

L’un des premiers bénéficiaires de la loi élargie a été un milliardaire kazakhe, Patokh Chodiev. La transaction s’est faite aux environs de 23 millions d’euros. L’enquête a permis de révéler un certain nombre de comportements qui posent problème — pas au regard du droit mais au regard des valeurs éthiques qui devraient animer un certain nombre d’acteurs du monde politique et juridique.

Je ne m’attarde pas à ce qui est le mieux connu : les honoraires mirobolants perçus par un avocat, par ailleurs parlementaire, pour les démarches qu’il a accomplies auprès des autorités de justice ou auprès des autorités politiques s. La justice est saisie du dossier.

D’autres démarches posent tout autant problème, sinon plus.

1.—La proposition de loi (qui deviendra la loi du 14 avril 2011) a été déposée par un parlementaire anversois. En réalité, un homme de paille. (Il apparaît six ans plus tard que la proposition de loi a été rédigée dans le milieu diamantaire anversois). Question. En bonne déontologie, le député n’aurait-il pas dû déclarer ses sources ? 

2.— Trois professeurs sont auditionnés comme experts par la commission de la justice du Sénat. Deux d’entre eux s ne mentionnent pas qu’ils ont collaboré à la confection de la proposition. Il apparaît même, six ans plus tard, qu’ils ont été  rémunérés par leurs clients pour  leur prestation au Sénat. En bonne déontologie, les deux législateurs de l’ombre n’auraient-ils pas dû se récuser ? N’auraient-ils pas dû, à tout le moins, signaler la situation particulière dans laquelle ils se trouvaient ?

3.— Et le ministre de la Justice ? Lors du débat à la Chambre, il joue aux abonnés absents — il s’agit d’une proposition de loi —. Lors du débat au Sénat, il presse, par contre, l’assemblée d’adopter le texte en question. Il ne dit pas que l’une de ses collaboratrices a été associée à la préparation de la proposition de loi. Il ne s’interroge pas sur les compétences limitées qui sont les siennes en période d’affaires courantes—. Le ministre n’aurait-il pas dû jouer cartes sur tables ?

C.— La tolérance

La tolérance met en exergue les conflits qui peuvent survenir entre l’éthique et la politique. Elle  permet aussi d’esquisser des solutions nuancées. Un seul exemple. Depuis toujours, la morale me dit : « Tu ne tueras pas » . La loi, elle, dit : « Tu peux mettre fin à une grossesse dans les conditions et selon les procédures que je détermine ».

Est-il possible de faire valoir des exigences éthiques dans le discours et l’action politiques ?

En tant que parlementaire, je peux évidemment prendre part au débat politique à ce sujet, je peux faire valoir les arguments que la morale véhicule — pas seulement depuis la Bible mais aussi dans ses actualisations contemporaines  —,  je peux tenir compte des situations de détresse auxquelles j’ai pu être confronté. En conscience, je vote ou je ne vote pas la proposition qui deviendra la loi du 3 avril 1990.

Le jour où cette loi a été votée par une majorité à la Chambre puis au Sénat, c’est un fait politique et il s’impose à tous. Malgré mes réticences éthiques, j’ai été l’un des premiers à dire que le Roi devait signer une telle loi. C’est le conseil des ministres qui a rempli cette fonction. Cette loi, le Roi l’a dit aussi, elle devait évidemment être mise en œuvre —promulguée, publiée, exécutée. Mieux que cela. Depuis trente ans, je n’ai pas œuvré pour obtenir l’annulation ou la réfection de cette loi.

            II.—  L’ETHIQUE CITOYENNE.

            Le monde des citoyens est aussi confronté à des exigences éthiques : le souci de l’intérêt général, l’esprit de vérité et l’engagement.

            1.— Le souci de l’intérêt général

Dans le monde catholique, en particulier, j’entends souvent le raisonnement suivant. « La religion, c’est un lien, c’est une relation individuelle. Entre Dieu et moi. C’est une relation privilégiée et, pour tout dire, une relation exclusive. Elle est incompatible avec la relation politique qui, elle, se pratique dans le cadre de rapports de force entre groupes sociaux. 

 Beaucoup de chrétiens font preuve d’un individualisme forcené. D’un individualisme qui se corrige parfois d’un intérêt marqué pour la petite famille ou pour un petit groupe d’amis. L’État, et ses manifestations multiples et envahissantes, c’est l’enfer. C’est le « monstre froid » dont parlait Nietzche. C’est l’adversaire tout trouvé. Il n’y a aucun scrupule à l’ignorer, à le tromper, à le frauder, à passer à côté des règles qu’il a établies.

L’indifférence induit une  forme de désengagement. Certains en font même une forme de posture morale. La vertu, c’est de mépriser la politique et, accessoirement, les hommes et les femmes politiques qui se livrent à cette activité douteuse.

            2.— L’esprit de vérité

L’esprit critique va de pair avec le civisme. C’est très beau d’être à l’écoute, d’être altruiste, de choisir l’intérêt général plutôt que l’intérêt particulier. Mais si l’opinion que je me forge  revient à écouter toutes les approximations, à colporter toutes les fake news et à célébrer toutes les idées à la mode, je ne suis pas très avancé. Je suis une éponge, pas un citoyen. Je ne rends service ni à l’éthique, ni à la politique.

            A l’approche des élections, en particulier, nous sommes assaillis d’un ensemble de messages plus ronflants les uns que les autres, de promesses mirifiques et d’engagements solennels. « Les promesses n’engagent jamais que ceux qui y croient ».  Comment s’y retrouver dans cet océan de messages, d’écrits, de flyers ?

            Je n’ai qu’un conseil à donner. Chacun de nous dispose, à raison de son expérience, de son métier et de ses réflexions, d’un domaine d’expertise particulier. Large ou limité, peu importe. Je suis conseiller fiscal ou je suis architecte ou je suis vendeur dans une grande surface. La société ne me demande pas de me prononcer sur l’ensemble des sujets régionaux, nationaux, européens et internationaux qui sont sur la table. Elle me suggère, par contre, de lire et de comparer les programmes des différents partis politiques en chaussant une paire de lunettes : celle qui m’amènera de regarder  sous un angle particulier de vues et avec la connaissance spécifique qui est la mienne les éléments du programme qui s’y rapportent.

            Le citoyen n’est pas Pic de la Mirandole. Le député non plus. Il est modeste et il doit le rester.

            3.— L’engagement

L’engagement politique peut présenter des formes diversifiées. Il ne se résume pas à l’engagement partisan (l’appartenance à un parti). L’on parle souvent d’une dépolitisation du corps social. Je préfère parler de départisation, c’est-à-dire de baisse dans les mécanismes d’inscription dans un parti et d’esprit de fidélité par rapport à ses options et à son programme.

A moi de savoir si l’engagement dans un parti est le plus judicieux ou si d’autres formes d’engagement (peut-être plus éphémères ou plus spécialisés) ne sont pas plus utiles. 

L’engagement, ce n’est pas l’embrigadement. Pas d’engagement sans esprit critique. Jean Lacroix avait l’habitude de dire : « L’homme engagé est comme le nageur. Il a le corps tout entier plongé dans l’onde mais il doit, de temps à autre, garder la tête hors de l’eau ».

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            « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Ne demandons pas à nos hommes et à nos femmes politiques, ne demandons pas à nos citoyens et à nos concitoyennes d’être des prix de vertu. Les vilains côtés de leur personnalité pourraient vite ressortir. Mais demandons-leur de faire preuve d’un minimum d’éthique professionnelle. A titre personnel et à titre collectif.   

Bruxelles, le 20 mai 2019.

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