J’ai tenté d’esquisser les vérités et les dynamiques d’une vie hors du commun, sans trahir notre héros. Laurence DEBRAY: Juan Carlos d'Espagne: 12 Le juancarlisme. Et après ?

Je n’ai pas la prétention de livrer une biographie définitive de ce personnage public encore en activité. Encore moins de saisir le mystère de l’homme, qui demeure, quoi qu’on en dise... Ma démarche est celle d’une jeune historienne, immergée dans le pouvoir depuis l’enfance, qui a vécu en Espagne, et qui cherche à restituer les rouages du destin d’un homme, devenu animal politique au bénéfice de la démocratie. C’est aussi un livre de reconnaissance, qui m’a redonné confiance dans la politique.

12 LE JUANCARLISME. ET APRÈS?

Juan. Carlos I Felipe VI Princesa. Leonor


Foto: Trois générations : Juan Carlos regarde vers l’avenir, incarné par son fils, le prince Felipe, et sa petite-fille Leonor (septembre 2012). © EFE / lafototeca.com

-oOo-

Aujourd’hui, l’obsession de la Zarzuela est de rétablir au plus vite la complicité entre Juan Carlos et le pays, brisée par le fâcheux incident de la chasse aux pachydermes et les affaires de corruption du gendre. L’Espagne, qui traverse les heures noires d’une violente crise économique, en a besoin : alors que les repères s’effacent, le roi peut incarner plus que jamais une figure patriarcale tutélaire de stabilité et de pérennité. Juan Carlos doit aussi préparer au mieux sa succession. Malgré les phases de désamour passagères, les Espagnols restent « des juancarlistes de cœur sans être des monarchistes de tête1 ». Comment transformer les juancarlistes d’hier en monarchistes de demain ? Préserver à tout prix le prestige de la monarchie et prouver au pays son utilité sont les objectifs d’un roi qui lutte depuis plus de cinquante ans pour imposer et maintenir la Couronne à la tête de l’État. Il faut maintenant que l’institution lui survive.

La monarchie parlementaire de Juan Carlos a permis à son pays de vivre une phase d’équilibre politique exceptionnellement longue. Après tant de périodes d’incertitudes et de déchirements, le roi incarne depuis plus de trente-cinq ans un gage de paix, d’unité et de permanence. « Juan Carlos est la personne du consensus. C’est unique dans l’histoire de l’Espagne qui est un pays où l’on atteint difficilement l’unanimité, même sur les points les plus élémentaires. Grâce à Juan Carlos et à son pouvoir modérateur, la monarchie a prouvé qu’elle pouvait être une voie politique sûre2 », explique José Luis Leal. La Couronne n’est pas seulement un élément apportant à l’État une aura à la fois magique et glamour. Elle en constitue surtout l’une des clés de voûte, un élément fédérateur fondamental compte tenu des drames passés du pays et des nationalismes qui poussent aujourd’hui certaines régions d’Espagne à vouloir toujours plus d’autonomie. Comme le rappelle André Gadaud : « Juan Carlos n’est pas issu d’une région espagnole, ce qui pourrait être perçu comme la suprématie d’une région sur une autre. Il est issu d’une famille, les Bourbons d’Espagne3. » Il se porte donc garant de la convivialité de tous les Espagnols.

La Constitution a octroyé une dimension symbolique à la monarchie qui participe largement au rayonnement et au prestige du pays. Elle le fait en toute modestie. Juan Carlos a eu la chance de pouvoir forger une institution en accord avec sa personnalité et les besoins du pays, affranchie de toute tradition pesante. La monarchie en soi constitue une institution archaïque – et qui peut paraître anachronique –, mais le roi a imposé un style propre, en harmonie avec l’Espagne actuelle. Puisqu’il a dû tout inventer, il a « réinitialisé » une couronne espagnole qui n’est ni rétrograde ni ostentatoire. Certes, l’entrée dans le XXIe siècle, avec ses nouveaux modes de communication et une crise économique dévastatrice, secoue la monarchie et le pays dans son ensemble. Mais « cette nouvelle monarchie est une invention de mon mari et c’est une bonne invention4 », explique Sofía. « Cette combinaison de monarchie et de démocratie5 » fait de la Couronne une institution finalement très démocratique. Est-ce là la définition du juancarlisme ?

« En Espagne, à la différence d’autres monarchies européennes, c’est le roi, Don Juan Carlos, le soutien, la justification et la raison d’être de l’institution, et non l’institution qui dote le monarque de charisme et de légitimité6. » Les Espagnols ont davantage été séduits par la personne du roi, qu’ils appellent familièrement par son prénom, que par l’institution, au point que certains déclarent sans hésitation : « Je suis républicain de tête et juancarliste de cœur7. » La monarchie espagnole est-elle dans le fond une république couronnée ?

La personnalité de Juan Carlos fait du roi un souverain tellement proche de ses sujets que ces derniers se sentent avant tout ses alliés. Un élu du parti communiste, López Rey, accompagne le roi dans sa visite de la banlieue sud de Madrid, zone particulièrement pauvre et délabrée. Il raconte : « Le roi pourrait la ramener un peu car il est roi, et qu’il n’y en a plus beaucoup, mais il se comporte comme un mec normal, comme toi ou moi. [...] Je lui ai dit : “Regardez, Don Juan Carlos, quel bazar on a provoqué en venant ; il faudrait que ça serve au moins à quelque chose” et il m’a répondu : “Si ça sert déjà à ce qu’on comprenne enfin que tout le monde ne vit pas pareil, ça vaut la peine”8. » Juan Carlos ne s’est jamais retranché dans son palais, entouré d’une camarilla et déconnecté de la réalité du pays. Bien au contraire. Par son mode de vie « bourgeois », son langage simple et direct, ses attitudes très joviales, il ne s’est jamais éloigné des Espagnols qui ont pu, au cours de son règne, le côtoyer, l’apprécier, et même s’identifier à lui. « Lorsque Václav Havel est venu me voir à Palma de Majorque, je l’ai emmené un matin prendre un verre dans un bar où tout le monde me saluait comme si j’étais un vieil habitué. Havel ne pouvait pas le croire. Et ce qui l’a le plus surpris, c’est de me voir payer nos consommations, malgré l’insistance du patron à nous inviter9 », raconte-t-il, amusé : il sait qu’il n’est pas un chef d’État comme les autres.

Le roi n’est ni un cérébral ni un intellectuel : « Il ne s’amuse pas avec les scientifiques, les philosophes, les historiens. Toutes les bibliothèques l’ennuient profondément. Le roi ne lit ni livres ni journaux : il se limite à parler au téléphone toute la journée [...]. Le monarque aime les types marrants, joyeux, sympathiques, plus riches que pauvres, habiles dans la drague et les affaires10. » Cela ne l’empêche pas de briller par sa ruse politique. Si l’on admet la notion d’intuition féminine pour les femmes, pour le roi on pourrait parler d’intuition juancarliste. Son flair indéniable et sa réactivité lui ont permis d’avancer en terrain miné depuis l’enfance. « Il n’a pas de culture humaniste mais il a une intelligence politique hors du commun, une intelligence de terrain. Il est astucieux, rusé, fin. Il sait réagir très vite. Il a un sixième sens pour sentir les choses11 », précise Alfonso Guerra. Sixième sens qui lui a permis d’accompagner, et souvent d’anticiper, l’évolution sociopolitique du pays. Il est un homme de son temps, même si sa fonction incarne le lien avec le passé, celui de la dynastie des Bourbons et de la continuité avec le franquisme. Il a réussi à moderniser une institution obsolète.

L’animal politique Juan Carlos n’est pas un froid stratège mais un homme très sympathique, qui « rompt immédiatement les distances et établit une communication rapide, chaude, avec ses interlocuteurs, même les plus timides et les plus farouches, qu’il séduit immédiatement et met à l’aise12 ». Il a ce don, le charme, allié à une familiarité évidemment inégale car il n’oublie jamais qu’il est roi sans toutefois montrer aucune marque d’arrogance ; il n’en a pas besoin. Il se montre amical, direct, drôle, et fait preuve d’une aisance naturelle. Il sait instinctivement comment se comporter en public, faire sentir aux gens qu’il les apprécie et qu’il les comprend. Grâce à une mémoire exceptionnelle, il se rappelle les prénoms de tous, et surtout ceux du portier ou du gardien. Il connaît les histoires de famille des uns et des autres et partage avec eux toutes les joies comme les peines du pays. Il ne contient pas son émotion lorsque, après une attaque terroriste comme la plus terrible commise en Europe, le 11 mars 2004 à la gare de Atocha à Madrid13 ou après une catastrophe naturelle, il se rend à des funérailles, et trouve les mots justes pour parler aux familles endeuillées. Il a traversé dans sa vie tant d’épreuves et de souffrances qu’il a acquis cette épaisseur humaine qui lui permet de comprendre les autres : sa compassion n’est pas affectée.

Pour instaurer une complicité avec le pays, il a relativisé son destin hors du commun : « Tout ce qu’il y a de complexe, de douloureux et profond est lissé, caché, par cet abord cordial, jovial, direct. C’est du grand art, une grande maîtrise de la représentation14. » Il n’arrive pas toujours à dissimuler une profonde mélancolie, « une tristesse infinie qui, malgré ses éclats de rire, voile parfois le fond de son regard15 » : derrière la façade joyeuse se cache un homme meurtri. Une enfance volée, un frère décédé trop tôt, un père trahi, une vie de sacrifices, autant de croix lourdes à porter. Mais le roi n’a jamais mis en avant les difficultés qu’il a dû affronter : il met le succès de la transition sur le compte de la chance et de l’intuition, ne revendiquant pas le rôle de protagoniste ou de mérites stratégiques particuliers. La simplicité avec laquelle il avoue traiter les problèmes est presque déroutante. Il ne dit de mal de personne, y compris de Franco dont il parle toujours très, voire trop, prudemment. Il ne s’étend pas non plus sur sa vie de devoir et d’abnégation, une existence errante au service du pays. Si quelqu’un connaît en profondeur l’Espagne et l’a arpentée dans ses derniers recoins, c’est bien lui. Il reprend la tradition des gentilshommes espagnols du XVIIIe siècle qui ne pouvaient travailler sans déchoir et remplit sa fonction avec zèle mais sans montrer d’effort. Il ne donne jamais l’impression de se forcer. Lorsque, dans une interview accordée en 1969, on lui demande : « Qu’est-ce qui est important pour vous ? », il répond sans une seconde d’hésitation : « Faire son devoir16. » Ce devoir est tellement intériorisé qu’il l’accomplit jour après jour sans même s’en rendre compte.

La monarchie se construit tous les jours : pour rester en contact direct et permanent avec le pays, le roi reçoit environ trois mille personnes par an en audience, en plus de conversations seul à seul qu’il accorde à approximativement cinq cents personnes, sans compter les innombrables réunions de travail et voyages officiels. « Les palais sont des pièges qui étouffent et aveuglent celui qui règne17 », juge Sofía. Juan Carlos choisira de « régner les portes ouvertes18 ». En vacances à Palma de Majorque ou en déplacement officiel, le roi n’hésite pas à rompre le protocole, avec plaisir, pour voir, écouter, parler : « Les préoccupations du peuple espagnol, nous devons les sentir comme les nôtres19. » Les Espagnols ont eu l’opportunité de connaître leur roi comme jamais ils n’ont pu le faire auparavant, grâce aux médias mais aussi à ses déplacements incessants. Le roi serre davantage de mains qu’un homme politique, qui se livre surtout à l’exercice durant les campagnes électorales ou lorsque les sondages l’exigent. D’ailleurs, puisque la famille royale se charge de toutes les inaugurations, fondations, décorations, le président du gouvernement espagnol gagne un temps considérable qu’il peut ainsi entièrement consacrer à la gestion du pays.

Le roi se veut « le premier serviteur » de son pays. « La plus utile, la plus belle et la meilleure façon de régner est de servir : être à la disposition des autres20 », renchérit Sofía. « Je ne suis pas là pour faire ce que je veux mais ce pourquoi on a besoin de moi. On organise chaque jour et chaque heure de ma vie en fonction des intérêts du pays. Je vais là où il convient d’aller, pour le bien des autres21. » Ce dévouement absolu suppose des journées programmées à la minute près, une présence publique continue, être toujours impeccable, afficher un sourire de circonstance, se savoir au centre des attentions au détriment d’une vie personnelle, ne jamais faillir à une obligation. « Comme dit le roi, dans cette maison [la Zarzuela] cinq mots ne peuvent jamais se dire ensemble : “Je n’ai pas envie22”. » Pour assurer la fonction royale, il faut renoncer à sa liberté, avec conviction et allant. Les souverains, esclaves consentants de leur pays, ne sont jamais maîtres de leur agenda.

« Dans les monarchies démocratiques, un roi n’a pas de pouvoir matériel. Il ne peut pas donner d’argent, il ne peut pas donner l’ordre de construire des maisons ou des fils électriques. Il ne peut rien faire, il ne peut rien donner. Uniquement sa présence. Il peut simplement se rendre là où les individus souffrent. Et il doit le faire23 », explique la reine. Le métier de roi consiste notamment à faire acte de présence lorsque le gouvernement le demande et à insuffler de l’espoir. « Je veux toujours y aller. Je me sens mal si je n’y vais pas. Mais on ne décide pas seul. C’est le gouvernement qui pense à la coordination et à l’efficacité et qui dit : il convient que vous y alliez ou il vaut mieux que vous n’y alliez pas. Ce n’est pas le seul désir spontané qui compte24. » Juan Carlos et Sofía ne se montrent pas avares de leur temps lorsqu’il s’agit de consoler, embrasser, encourager, s’inscrivant dans la tradition culturelle latine, démonstrative, affectueuse et tactile.

Le roi n’est pas uniquement un élément de réconfort. S’il n’a pas de pouvoir concret et direct sur les affaires du pays, son influence est grande. Sa longévité étant un gage d’expérience, ses mots comme ses silences sont lourds de signification. Et ses gestes valent parfois de longs discours. Une anecdote parmi tant d’autres : le 24 juin 1988, lors d’une réception célébrée dans les jardins du palais royal, le roi embrasse de manière fort expansive l’ancien président du gouvernement Felipe González tandis qu’il tend une main froide et distante à José María Aznar alors au pouvoir. Le roi est constitutionnellement muet, mais ses attitudes peuvent être malgré tout très révélatrices. Depuis le coup d’État, il a su composer avec quatre présidents du gouvernement successifs, de familles politiques opposées et de caractères très différents : le spontané Felipe González (de 1982 à 1996), le rigide José María Aznar (1996-2004), le très jeune José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011) et le sobre Mariano Rajoy depuis 2011. Jorge Semprun constate : « La gauche, plus que la droite, aime sa façon “modeste” de régner. Voyez l’orgueil et la vanité avec lesquels Aznar a utilisé la chapelle royale du monastère de l’Escurial pour le mariage de sa fille. Juan Carlos sera toujours plus proche d’un González ou d’un Zapatero que d’un Aznar25 ! »

Son train de vie discret assure au roi une bienveillance de la part de ses sujets, même les plus républicains. « Lorsque je me déplace aujourd’hui en tant que chef d’État, je le fais en Rolls officiel avec escorte et tout le tralala. Mais si je veux aller à tel ou tel endroit comme n’importe qui – enfin malheureusement pas comme tout le monde car je suis toujours sous surveillance –, je m’arrête aux feux et personne ne se retrouve bloqué dans sa voiture parce que le roi d’Espagne va chez son tailleur. [...] Je le fais surtout pas respect pour les Espagnols. [...] Dans le fond, c’est une question de bonne éducation. Il faut déranger les gens le moins possible26. » Cette bienséance révèle la hauteur et la distance avec lesquelles il traite la charge royale. Même s’il a longtemps lutté pour obtenir la Couronne, il n’a pas l’arrogance de l’arriviste : il est né petit-fils de roi et intègre tout naturellement sa fonction de souverain, privilégiant ses devoirs sur ses droits.

Juan Carlos est connu pour sa décontraction. Ainsi, le 10 juin 2011, au palais royal, il reçoit les lettres de créances de l’ambassadeur du Maroc et du représentant du Honduras. Le décorum est pompeux, le protocole strict, les journalistes et invités sont nombreux. En plein milieu de la cérémonie, une sonnerie de téléphone portable retentit. Tout le monde se regarde, à l’affût du coupable. La sonnerie est peu usuelle : il s’agit de rires de bébé. C’est alors que le roi, ni gêné ni pressé, traverse la salle de réception pour éteindre son téléphone laissé par inadvertance sur une commode. Après un petit trait d’humour, il reprend son rôle officiel de souverain comme si de rien n’était. C’est à se demander s’il prend au sérieux la comédie du pouvoir…

Si le roi peut sembler exubérant dans sa familiarité et sa spontanéité, la reine se montre toujours distante et courtoise, formant avec son mari un couple parfaitement complémentaire depuis cinquante ans : « Il est extraverti, moi réservée. Il n’a pas froid aux yeux, je suis timide. Il mourra sans savoir ce que c’est que la honte et moi je mourrai timide. Lui est primaire, moi secondaire. Il est intuitif, moi logique ; j’ai l’esprit d’escalier. Il capte les situations au vol, il flaire les personnes comme un chien de chasse. Il se trompe rarement dans ses jugements. Moi, en revanche, je n’ose pas juger avant d’avoir toutes les données. Lui est rapide, moi lente27 », détaille Sofía.

Juan Carlos a la chance de pouvoir compter sur une épouse qui, malgré ses infidélités à répétition, reste à ses côtés sans vaciller ni se plaindre : ils apparaissent ensemble lorsque leurs engagements officiels ou familiaux l’exigent, donnant l’image d’un couple soudé. Ils ne le sont sans doute plus dans l’intimité mais partagent indéniablement le même souci du devoir. Elle est entièrement dédiée à sa fonction de reine d’Espagne, sans jamais mettre en avant ses états d’âme ou provoquer de scandale. Juan Carlos la qualifie de « grande professionnelle » : elle voudrait sûrement être un peu plus qu’une professionnelle aux yeux de son mari… qui ne pouvait pas mieux choisir en l’épousant. Elle ne s’est pas conformée à son obligation première de perpétuer le lignage des Bourbons en mettant au monde l’héritier. Sofía s’est révélée une femme courageuse qui a tout fait et supporté pour voir son mari sur le trône. Elle a toutes les qualités d’une reine : volontaire, disciplinée, responsable, rigoureuse, digne. Est-ce dû à ses origines allemandes ? Elle apprend par cœur les noms de ceux qu’elle va rencontrer, l’histoire des lieux qu’elle va visiter, et n’oublie pas d’afficher en public un sourire qui illumine la pièce. On dit que « c’est la main qui protège la Couronne » : sa force est d’être omniprésente, sans avoir l’ambition du pouvoir personnel.

Elle n’est pas une femme d’intérieur : la Zarzuela a été décorée en son temps avec quelques pièces du Patrimoine national et a peu évolué depuis. Sofía n’est pas soucieuse des détails domestiques ; elle préfère accourir auprès de toutes les institutions culturelles, humanitaires et sociales qui ont besoin de son aide et de son prestige. Elle n’a jamais été une icône de la mode non plus : toujours convenable, jamais provocante, elle ne fait pas d’ombre au roi. Ses domaines de prédilection sont l’histoire, l’art et la musique. Contrairement à son mari, elle est cultivée et apprécie la fréquentation d’artistes comme le violoncelliste Rostropovicht. Jorge Semprun me confia que, en tant que ministre de la Culture28, il l’accompagna fréquemment dans ses déplacements : « Sofía est une femme très intelligente et curieuse. Elle me posait beaucoup de questions sur la période de ma clandestinité pendant le franquisme29. » Elle voulait savoir ce que cela signifiait de vivre aux côtés de l’opposition communiste, au moment où elle courtisait Franco et son entourage.

Pour le pays, Sofía demeure une énigme. Sa pudeur la pousse à préserver à l’extrême son intimité. Elle fréquente régulièrement sa sœur Irène et son frère, le roi déchu Constantin. On compte dans son entourage quelques rares amis. Seules trois personnes travaillent dans les appartements privés du couple royal : un majordome, une femme de chambre et un assistant, ce qui limite la diffusion de commérages. On mène une vie familiale simple à la Zarzuela où les deux infantes partageaient enfants la même chambre et où les déjeuners sont pris à heure fixe, affranchis de tout protocole. « Personne n’est témoin de ces moments privilégiés30 » où les discussions se tiennent en anglais puisque Sofía s’adresse à sa famille dans la langue de Shakespeare. « J’avais l’ambition de vivre avec les miens la vie la plus proche possible de celle d’une famille normale. [...] La profession de roi est épuisante. Il faut parfois pouvoir l’oublier. La Zarzuela est un véritable foyer31 », explique le roi. Au sein de ce foyer, Sofía règne en tant que reine mais aussi en tant que mère dévouée.

Juan Carlos et Sofía ont veillé à élever leurs enfants dans « l’école de la monarchie » : la royauté est un bien sacré dont on hérite mais auquel on doit être bien préparé. En tant que parents, « il faut leur donner l’exemple du service32 » et de la discipline. L’éducation reçue par Elena, Cristina et Felipe « n’a pas été restreinte au palais33 » : ils ont fréquenté une école privée de Madrid puis l’université. Cristina sera la première femme de la maison royale à obtenir un diplôme universitaire et le premier membre de la dynastie à travailler pour une entreprise privée, la fondation de la Caixa34.

Felipe a évidemment reçu une formation plus intense que ses sœurs : « C’est le prince héritier le mieux formé d’Europe », revendique fièrement son père. À l’âge de seize ans, sa mère l’a envoyé étudier au Canada car, dit-on, il avait pris goût à une vie un peu trop confortable et oisive. Il a ensuite été formé, comme Juan Carlos, au sein des trois académies militaires où il n’a reçu aucun traitement de faveur. Entre l’âge de vingt et vingt-cinq ans, il a suivi un cursus de droit et d’économie à l’université de Madrid puis a enchaîné sur un master de relations internationales à l’université de Georgetown. Il a alors vécu à Washington deux années de liberté et de normalité : son seul privilège consistait à recevoir du jambon Serrano par valise diplomatique. À vingt-sept ans, Felipe a achevé une formation universitaire nettement plus sérieuse et approfondie que celle reçue par son père sous Franco. Est-ce une garantie pour l’avenir de la monarchie ?

À dix ans, Felipe est officiellement désigné prince héritier ; à dix-huit ans, devant les Cortes, il jure sur la Constitution d’accomplir ses fonctions, d’obéir au roi et aux lois. Son père lui rappelle alors que la croix de la Victoire qu’il porte sur la poitrine est « une victoire que nous devons conquérir sur tous les Espagnols ; une victoire sur l’égoïsme et l’ambition ; sur la paresse et la désagrégation ; sur l’incompréhension et l’intolérance. Une victoire qu’il faut obtenir et consolider chaque jour35 ». Le futur Felipe VI sait depuis l’enfance que sa tâche sera lourde. Il prononce son premier discours officiel à treize ans et effectue son premier voyage officiel à quinze. La fondation qui porte son nom et dont il est le président d’honneur a été créée l’année de ses douze ans. On lui fait donc comprendre très tôt que ses devoirs passent avant ses privilèges. « L’énorme discipline nécessaire pour affronter ses responsabilités serait difficilement supportable par quelqu’un qui n’a pas été éduqué dans ce sens36 », déclare Aurelio Menéndez, ancien ministre de l’Éducation en charge de coordonner les études académiques du prince des Asturies.

Felipe, comme le reste de la famille royale, doit, en plus de ses obligations de prince, affronter le danger du terrorisme. Il doit faire face aux menaces de l’ETA sans sourciller car « les rois n’ont jamais peur ». La liste des attentats contre la famille royale déjoués par la police espagnole est longue. En 1984, alors que l’ETA frappe fort dans tout le pays et que des menaces pèsent sur la famille royale, les services de sécurité tentent d’empêcher l’infante Cristina de se rendre à l’université par crainte d’un enlèvement. La reine insiste pour que les habitudes de la famille ne soient en rien modifiées. « “Majesté, les inspecteurs de la sécurité restent en dehors de la classe. À l’intérieur, l’infante est seule. S’il arrive quoi que ce soit, nous ne pouvons rien faire”, explique le colonel Blanco. “Mais dans cette classe, l’infante n’est pas seule, elle est entourée de ses camarades, rétorque la reine. Donc ce sont eux qui la défendront !”37. » L’infante retournera sur les bancs de l’école. Cela ne sera pas la seule alerte : l’hostilité de l’ETA à l’égard de la famille royale n’aura de cesse de persévérer dans les années 1980 et 1990. 38, alors que l’Espagne devient un pays semi-fédéral, avec la mise en place de l’État des autonomies39, et que Juan Carlos s’efforce de populariser une Espagne plurielle, multiculturelle, mais unie. Ni l’attitude conciliatrice du roi ni la magie inhérente à la monarchie ne viendront à bout des revendications nationalistes basques.

Les attentats, les scandales autour de son père ou des belles fiancées40 avec qui il s’est affiché sont les seules expériences douloureuses de Felipe. Juan Carlos s’est construit dans l’adversité, ce qui lui donne une épaisseur et un aplomb indéniables. Mais ce vécu n’est pas héréditaire. « La formation intellectuelle n’est pas synonyme de formation humaine, domaine dans lequel son père excelle41. » Contrairement à Juan Carlos qui n’avait pas de modèle, Felipe peut bénéficier de l’expérience paternelle. Mais il a le handicap d’être le fils d’un roi en exercice qui a profité d’une vie protégée depuis sa naissance. En bon élève, ses apparitions publiques se bornent au plan établi par le protocole et les services de sécurité. Le métier de roi ne s’apprend pas seulement dans les livres mais « dans les tripes du pays42 » : la chaleur humaine se pratique dans la rue. Sa distance affichée est avant tout de la réserve, comme l’explique sa mère : « Felipe a toujours été timide, sérieux, secondaire, réservé. Comme moi, comme son grand-père le roi Paul [de Grèce]43. » Cette personnalité contraste radicalement avec le style très latin de Juan Carlos.

Le prince héritier est discret et prudent, par peur de commettre des erreurs. Il n’imite pas son père : il étudie, observe, réécrit ses discours. Il sait parfaitement qu’un roi doit travailler tous les jours pour légitimer sa présence à la tête de l’État. Depuis les derniers événements médiatiques qui ont secoué la Zarzuela en 2012, il a aussi compris que le peuple espagnol ne lui pardonnera rien. « Parfois ils nous critiqueront et ils auront raison44 », dit-il humblement. Les Espagnols vont-il adopter comme roi cet homme au caractère introverti, droit et besogneux ? Son mariage l’a-t-il rendu plus populaire ?

Les trois infants se sont mariés morganatiquement. Ils ont été élevés avec la grande bourgeoisie madrilène. Au moment de se marier, ils ne se sont pas tournés vers la haute aristocratie espagnole ou internationale. Juan Carlos a marié ses filles dans les villes les plus importantes du pays – Elena à Séville le 18 mars 1995, puis Cristina à Barcelone le 4 octobre 1997 –, geste hautement symbolique permettant de dissocier la Couronne de la capitale. Si ces mariages ont été des événements populaires, le choix des gendres s’est révélé en revanche peu concluant : Elena a fini par divorcer de Jaime de Marichalar en 2009, et l’époux de Cristina, le sportif Iñaki Urdangarin, a dévoilé, comme on l’a dit, le zèle d’un parvenu un peu trop avide. Lorsque, le 1er novembre 2003, la Zarzuela annonce les fiançailles de l’héritier avec Letizia Ortiz Rocasolano, présentatrice divorcée du journal télévisé, la nouvelle est loin de provoquer l’enthousiasme des plus traditionalistes. Jaime Peñafiel écrit un article intitulé : « Une divorcée, fille de syndicaliste et petite-fille de chauffeur de taxi, future reine d’Espagne45. » Du vivant de Don Juan, ce mariage n’aurait jamais eu lieu s’insurge-t-il. Pourtant ni les Cortes46 ni le roi ne s’opposeront formellement à cette union. Felipe aurait posé à son père un ultimatum… et contrairement à lui, il s’est obstiné à conclure un mariage d’amour. Mais n’a-t-il pas des obligations à l’égard de la Couronne et du pays ? Son premier devoir est de se marier afin de donner de dignes héritiers à la Couronne : son engagement privé est d’intérêt public. « Si le roi se marie seulement avec la reine, la reine se marie aussi avec le pays qu’elle adopte et devient un symbole de l’État47. »

Ce mariage audacieux, qui a lieu sous la pluie le 22 mai 2004 à Madrid, bouscule la tradition. En se démocratisant ainsi, l’institution ne va-t-elle pas perdre de son sens ? Si la famille royale règne notamment grâce au privilège du sang, maintenant que ce sang est pour moitié bourgeois, la justification du rang de ses membres est de moins en moins valable. À force de se marier avec la classe moyenne, le sang de la dynastie devient de moins en moins bleu, donc de moins en moins porteur de prérogatives. À la prochaine génération, lorsque les filles de Felipe et Letizia se marieront à leur tour avec des roturiers, leurs enfants n’auront plus de véritable raison de se retrouver sur le trône. « Un tournant décisif attend les monarchies européennes au XXIe siècle. Les mariages de conte de fées sont populaires, mais ils ne sont pas forcément politiquement durables48 », reconnaît Stéphane Bern. La monarchie des Bourbons d’Espagne, tout comme plus récemment celle des Windsor avec le mariage du prince William avec Catherine Middleton, se veut ouverte, tolérante, accueillante. Elle pense se moderniser en intégrant en son sein un symbole de la classe moyenne qui a connu les vicissitudes de la vie et de l’amour. Mais cette brèche risque d’être problématique à l’heure où la monarchie espagnole devra justifier son existence.

Si la famille royale a la caractéristique d’être de très grande taille – Juan Carlos mesure un mètre quatre-vingt-neuf, Sofía un mètre soixante-seize, Felipe dépasse de huit centimètres son père –, Letizia détonne sur les photos avec son petit mètre cinquante-neuf. Toujours perchée sur d’immenses talons, il est difficile pour elle d’être à la hauteur… dans tous les sens du terme. Sans aucune expérience aristocratique, comment entrer dans le moule ? Si Sofía supporte tout par devoir et par sens de la royauté, Letizia est mue par l’ambition et le souci du travail bien fait.

On la dit « perfectionniste, ambitieuse, nerveuse, éveillée, travailleuse, et parfois cassante49 ». Frustrée que la presse s’attarde davantage sur ses robes que sur son professionnalisme, elle tente d’avoir une attitude irréprochable. En tant qu’ancienne journaliste, elle maîtrise l’art de la représentation. Elle a dû toutefois apprendre à n’incarner qu’une figure de second rôle, belle, souriante et réservée. Lors de l’annonce de leurs fiançailles à la presse, Letizia commet un impair : « Laisse-moi parler », lance-t-elle à son futur époux, impatiente d’être la protagoniste de ce conte de fées. Cela sera la dernière fois qu’elle réclamera la parole en public en interrompant le prince. La charmante journaliste qui parlait tous les jours à huit millions de téléspectateurs a depuis appris à se taire et à réserver ses états d’âme et ses opinions à un espace très intime. La Zarzuela a verrouillé la relation entre la presse et l’apprentie princesse.

Letizia aura au moins servi à débrider le prince qui se montre dorénavant « moins distant, plus accessible, plus proche des gens50 », constate sa mère. Son expression autrefois sérieuse s’illumine au côté de sa bien-aimée, comme s’il avait pris confiance en lui et en son destin. Ils forment tous les deux un couple glamour et professionnel. Si Felipe s’est beaucoup rapproché des Espagnols depuis son mariage et si Letizia s’est appliquée à prendre une place dans leur cœur, le prince et la princesse des Asturies sont malgré tout observés avec circonspection. « L’héritier n’a pas sauvé la démocratie mais a étudié à Georgetown, il ne s’est pas marié à une professionnelle de la monarchie mais à une professionnelle du journalisme51. » Contrairement à d’autres roturières ayant pour l’instant conquis le peuple, comme Mette-Marit Tjessen-Høiby en Norvège ou plus récemment Catherine Middleton en Grande-Bretagne, Letizia ne fait pas l’unanimité. Certains soulignent son air crispé et visiblement ennuyé lors des cérémonies officielles ; d’autres, l’obsession quasiment maladive pour son image et ses tenues vestimentaires peu appropriées, ou encore ses mauvaises relations avec ses belles-sœurs. Le prince et la princesse des Asturies doivent encore faire leurs preuves, ce qui est d’autant plus difficile que leur tâche est constitutionnellement mal définie.

La Constitution est en effet très vague concernant les fonctions et les activités du prince des Asturies. La tradition ne peut pas aider non plus : Alphonse XII fut couronné à dix-huit ans, son fils, Alphonse XIII, est né roi et fut couronné à seize ans, Don Juan vécut en exil. Felipe est, « en pratique », le premier prince des Asturies depuis quatre générations. Il se réunit tous les jours avec son père et le chef de la maison royale : les activités et obligations protocolaires sont alors discutées et réparties. Felipe préside, inaugure, promeut, voyage à l’étranger comme en Espagne, accorde des audiences, même si la Constitution, qui ne lui attribue pas de fonction officielle, l’oblige à une certaine oisiveté. Il ne représente son père que lorsque ce dernier ne peut être présent. Le risque est de voir apparaître une monarchie bicéphale composée d’un roi de plus en plus âgé et d’un héritier de plus en plus impatient. La Constitution prévoit une régence assurée par le prince des Asturies en cas d’incapacité grave du souverain, attestée par les Cortes52. Qu’en est-il lorsque Juan Carlos est simplement indisposé ? Le vide légal persiste. Le roi est un « roi casse-cou » qui a souffert d’une multitude d’accidents de ski, entraînant plusieurs opérations au genou, au poignet, au bassin. Après une chute à Gstaad en janvier 1983, le secrétaire général de la Maison du roi, Sabino Fernández Campo, en voyant son monarque sortir de l’avion sur une civière, lui déclare : « Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, je suis dans l’obligation de vous rappeler qu’un roi ne peut avoir cet aspect lamentable qu’en revenant des Croisades53. »

Le caractère intrépide de Juan Carlos l’amènera à fréquenter régulièrement les lits d’hôpitaux. Parmi les interventions chirurgicales qu’il a subies ces trois dernières années, une en particulier alertera l’opinion publique : le 8 mai 2010, Juan Carlos subit une opération au poumon droit afin d’extraire une tumeur qui se révélera finalement non maligne. À soixante-douze ans, le roi échappe au cancer mais doit impérativement arrêter de fumer. En pleine crise économique et morale, son hospitalisation a vite pris une tournure dramatique, malgré les paroles réconfortantes de la famille royale qui, soucieuse d’en atténuer la portée, n’a en rien modifié son agenda. Stéphane Bern raconte : « Quelques jours avant son opération du poumon, Juan Carlos est parti une journée au soleil afin d’avoir bonne mine en sortant de l’hôpital. Lorsqu’il se fait opérer du genou [en 1991], on ne le voit pas sur une chaise roulante. Il sort debout, avec des béquilles, certes, mais alerte et souriant. Tout est dans la symbolique et la représentation : il faut que le roi aille bien pour éviter tout émoi national. Cela explique pourquoi la famille royale traite avec tant de légèreté les soucis de santé de Juan Carlos54. » La vitalité du roi est un élément rassurant pour le pays qu’il incarne.

Il se montre toutefois fatigué et cache de moins en moins les ravages de la vieillesse : il ne participe plus à des régates, peine à rester debout longtemps – c’est pourquoi Felipe le remplace parfois lors de longs défilés militaires –, marche d’un pas lourd et parfois claudicant. La presse s’inquiète mais Juan Carlos déclare impulsivement : « Vous vous obstinez à vouloir me mettre dans une boîte ! » Un mois et demi après sa seconde opération de la hanche consécutive à son voyage au Botswana, il entreprend un voyage marathon au Brésil et au Chili afin d’assurer des débouchés aux exportations espagnoles. Il enchaîne à la mi-juin 2012 avec un aller-retour en Arabie saoudite pour les funérailles du prince héritier puis s’envole vers Moscou, accompagné d’une kyrielle de P-DG qui comptent sur « le meilleur représentant commercial d’Espagne » pour ouvrir de nouveaux marchés indispensables à la reprise économique du pays. Il repart rapidement vers d’autres destinations prometteuses comme l’Inde et bientôt la Chine où il « promeut la marque Espagne » avec enthousiasme. Juan Carlos continue donc à afficher une mauvaise santé de fer. Sa volonté est inébranlable : il tient à prouver qu’il n’est en rien affaibli, ni physiquement ni moralement, et qu’il participe activement au redressement de l’Espagne en diminuant notamment son salaire de 7 %.

Alors que certains le pressent d’abdiquer en faveur de son fils, il clarifie la situation en décembre 2010 lors de son traditionnel discours de Noël : « J’ai toujours pu compter [...] sur l’affection des Espagnols et sur l’appui actif du prince des Asturies. Je tiens à exprimer mes remerciements et à assurer une fois encore que je continuerai à accomplir, toujours avec le même enthousiasme, mes fonctions constitutionnelles au service de l’Espagne. C’est sans aucun doute mon devoir mais c’est aussi ma passion55. » Juan Carlos ne va pas renoncer à un trône si difficilement gagné. Felipe, qui lors des « arrêts maladie » de son père a pris du galon et de l’expérience, va devoir patienter, en appuyant et en remplaçant occasionnellement un monarque qui, malgré sa vaillance, prend de l’âge, commet parfois des impairs – égarements à mettre sur le compte de la sénescence – et n’est pas immortel. « La vieillesse est un naufrage », écrivait Chateaubriand, avant d’être plagié par le général de Gaulle.

Juan Carlos se trouve donc à l’heure fatidique où il va devoir préparer sa succession. Contrairement à un chef d’État élu, un roi est à la tête d’une institution qui lui survivra. Le corps physique éphémère s’efface alors au profit de la Couronne immuable qui se réincarne en l’héritier. Transmettre la charge sacrée à sa descendance directe constitue un but et une fierté pour un souverain.

« L’existence du juancarlisme [...] me flatte mais me préoccupe aussi. Cela me préoccupe car un homme, un roi, peut se faire aimer très rapidement. Parfois il suffit de peu de chose, un geste qui impressionne, une parole prononcée au moment juste… Mais une monarchie ne s’enracine pas dans le cœur d’un pays d’un jour à l’autre56 », explique le roi, soucieux de voir le juancarlisme se transformer en monarchisme. La monarchie espagnole n’est pas soutenue par un parti spécifique. En outre, les monarchistes les plus traditionalistes, qui ont toujours soutenu la cause de Don Juan, n’ont jamais reconnu Juan Carlos comme leur souverain légitime. Si le mariage de convenance entre la monarchie et la démocratie incarné par Juan Carlos a convaincu la grande majorité des Espagnols, les républicains et les nationalistes représentent un courant non négligeable et qui pourrait prendre de l’ampleur sous le règne de Felipe VI. La couronne espagnole est donc aujourd’hui « une monarchie sans monarchistes mais avec des millions de juancarlistes57 ». Juan Carlos a-t-il réussi à imposer la monarchie comme la forme naturelle et inaltérable de l’État espagnol ? Le doute est permis.

Felipe est certes mieux formé intellectuellement que son père, mais il est loin d’avoir son autorité morale sur le pays. Cette dernière tend d’ailleurs à décliner aux yeux de la jeune génération pour qui la monarchie ne symbolise pas grand-chose puisque la démocratie est un élément dorénavant acquis. Felipe n’a ni l’aura ni (encore) le charisme pour s’imposer à tous comme une évidence. Le moment de la succession sera l’épreuve du feu de la consolidation de la monarchie en Espagne. « La disparition de Juan Carlos créera un moment historique passionnant, intense et inquiétant. [...] Ce jour-là, on verra si Juan Carlos a véritablement établi une dynastie, s’il a réussi sa grande œuvre58 », commente Jorge Semprun. Si elle lui survit, Sofía, garante immuable des valeurs de la royauté, veillera à protéger l’héritage de son fils. Elle tiendra à merveille le rôle de trait d’union entre deux générations de roi et deviendra une figure emblématique de la permanence de la monarchie espagnole. Felipe aura plus que jamais à faire ses preuves. Comme le rappelle sa mère : « [La monarchie] doit être constitutionnelle et pour tous. Si elle vaut quelque chose, si elle sert le peuple, elle reste. Les gens l’apprécient59. » Sinon elle n’a plus de raison d’être.

Juan Carlos incarne avec majesté la fonction royale. Comme dirait la reine Élisabeth II d’Angleterre : « Il ne faut pas faire, il faut être60. » Ce qui exige une discipline quotidienne implacable et un sens du devoir à toute épreuve : sacrifier sa personne pour la mettre au service de la patrie et de la Couronne. Pour assumer une telle charge sur le long terme, il faut se croire prédestiné. Pour un homme politique, le métier de roi est une vocation puisqu’il aime le pouvoir. Pour un fils de roi, comme moi, c’est différent. Il ne s’agit pas de savoir si j’aime ou pas. Je suis né pour cela. Chez les Bourbons, être roi est un métier61 », affirme Juan Carlos. Le « dur métier » de roi est d’abord une vie d’exemplarité et de sacrifices. Les amis du prince des Asturies gagnent parfois mieux leur vie que lui, bénéficient certainement d’une liberté d’entreprendre et de voyager, n’ont de comptes à rendre à personne et ne se soucient guère du bien de l’État. Felipe sera soumis à la critique publique permanente, ne sera pas maître de ses activités ni de sa vie, pour une charge sans retraite ni échappatoire possibles. « La question qui va se poser à l’avenir n’est peut-être pas : est-ce qu’il y aura demain une monarchie en Espagne ? Mais plutôt : est-ce qu’il y aura encore des candidats ou candidates prêts à servir, avec dévouement, voir aveuglément, la monarchie espagnole62 ? »

Pour l’anniversaire de ses 75 ans, le roi accorde une interview télévisée, la seule depuis treize ans. Il apparaît gonflé par la cortisone, mais énergique et souriant : « Nous devons lutter pour une Espagne plus juste et égalitaire », déclare-t-il. « Ensemble, nous pourrons sortir de la crise. Il faut retrouver notre espoir et notre confiance en nous-mêmes. » S’il demande sans cesse à ses concitoyens de retrouver l’esprit de la transition démocratique, dont les valeurs de cohésion et de responsabilité permettraient à l’Espagne de surmonter la débâcle politique, économique et sociale qui l’accable aujourd’hui. Mais en 1975 le spectre de la guerre civile servait de moteur ; en 2012, le séparatisme, accru par le marasme financier, menace l’unité du pays. Alors que tous les pouvoirs et toutes les institutions sont actuellement discrédités, Juan Carlos – affaibli et critiqué – peut-il aider à retrouver la confiance en l’avenir ? Le dernier des grands monarques européens, qui a joué avec panache un rôle politique positif et décisif, serait-il déjà, par ses valeurs et ses actes, un homme du passé ?

Notes: 

1. José García Abad, La Soledad del Rey, Madrid, La Esfera de los libros, 2004. 2. Entretien avec l’auteur, le 14 février 2011, à Madrid. 3. Entretien avec l’auteur, juillet 2011, à Paris. 4. Cité in Pilar Urbano, La Reina, Barcelone, Plaza y Janés, 1996. 5. Cité in idem. 6. José García Abad, op. cit. 7. Idem. 8. Cité in José García Abad, op. cit. 9. Cité in José Luis de Vilallonga, El Rey, conversaciones con D. Juan Carlos I de España, Barcelone, Plaza y Janés, 1993. 10. Jesús Cacho, El negocio de la libertad, Madrid, FOCA, 1999. 11. Entretien de l’auteur avec Alfonso Guerra, le 15 février 2011, à Madrid. 12. Mario Vargas Llosa, « 25 años de emoción », El País semanal, 19 novembre 2000. 13. Cet attentat aura fait 191 morts et 2 000 blessés. 14. Idem. 15. José Luis de Vilallonga, op. cit. 16. Panorama, 24 juillet 1969. 17. Cité in Pilar Urbano, op. cit. 18. Cité in idem. 19. Juan Carlos I, 25 años de reinado, documentaire réalisé par Victoria Prego et Elias Andrés, produit par la RTVE, diffusé le 19 novembre 2000. 20. Cité in Pilar Urbano, op. cit. 21. Cité in idem. 22. Cité in Pilar Urbano, La Reina muy de cerca, Barcelone, Planeta, 2008. 23. Cité in Pilar Urbano, La Reina, op. cit. 24. Cité in idem. 25. Jorge Semprun, « Juan Carlos ne saura jamais s’il a réussi », Point de vue, 9-15 novembre 2005. 26. Cité in José Luis de Vilallonga, op. cit. 27. Cité in Pilar Urbano, La Reina, op. cit. 28. Sous le gouvernement de Felipe González, entre 1988 et 1991. 29. Entretien de l’auteur avec Jorge Semprun, le 3 février 2011, à Paris. 30. El País semanal, 9 mai 1999. 31. Cité in José Luis de Vilallonga, op. cit. 32. Juan Carlos I, 25 años de reinado, documentaire réalisé par Victoria Prego et Elias Andrés, produit par la RTVE, diffusé le 19 novembre 2000. 33. Idem. 34. Fondation sociale créée en 1918 par la Caisse de dépôts catalane, la Caixa, troisième groupe financier le plus important d’Espagne. 35. Cité in Manuel Soriano Navarro, Sabino Fernández Campo, la sombra del Rey, Madrid, Temas de hoy, 2008. 36. El País semanal, 9 mai 1999. 37. Cité in Pilar Urbano, La Reina, op. cit. 38. Entre autres : en août 1986, la presse publie des rapports divulguant les projets d’assassinat du prince Felipe élaborés par l’ETA. En décembre suivant, alors que la famille royale skie à Baqueira Beret, une bombe éclate à l’hôtel Montarto où le roi devait se réunir avec des dirigeants politiques. Le 9 août 1995, un commando de l’ETA qui prétendait assassiner le roi à Palma de Majorque est arrêté. En octobre 1997, lors de l’inauguration du musée Guggenheim de Bilbao, la police découvre le projet de l’ETA de faire exploser une bombe lors de la cérémonie présidée par le roi. 39. L’Espagne est constituée de dix-sept communautés autonomes, prévues par la Constitution de 1978 et dotées d’un gouvernement propre. 40. Le mannequin norvégien Eva Sannum et l’Espagnole Isabel Sartorius. 41. José García Abad, op. cit. 42. Pilar Urbano, La Reina muy de cerca, op. cit. 43. Cité in idem. 44. Elvira Lindo, « Letizia después de Urdangarin », El País, 13 décembre 2011. 45. El Mundo. 46. Selon l’article 56.4 de la Constitution : « Les personnes ayant droit à la succession du trône qui se marient contre l’avis du roi et des Cortes seront exclues de l’ordre de succession ainsi que leur descendance. » 47. Jorge de Esteban, cité in José García Abad, op. cit. 48. Entretien de l’auteur avec Stéphane Bern, le 16 juin 2011, à Paris. 49. Elvira Lindo, « Letizia después de Urdangarin », art. cité. 50. Cité in Pilar Urbano, La Reina muy de cerca, op. cit. 51. Elvira Lindo, « Letizia después de Urdangarin », art. cité. 52. Article 59.5 de la Constitution. 53. Cité in Manuel Soriano Navarro, op. cit. 54. Entretien de l’auteur avec Stéphane Bern, le 16 juin 2011, à Paris. 55. Source : www.casareal.es 56. Cité in José Luis de Vilallonga, op. cit. 57. Jaime Peñafiel, El Rey no abdica, Madrid, La Esfera de los libros, 2011. 58. Jorge Semprun, « Juan Carlos ne saura jamais s’il a réussi », Point de vue, 9-15 novembre 2005. 59. Cité in Pilar Urbano, La Reina, op. cit. 60. Entretien de l’auteur avec André Gadaud, juillet 2011, à Paris. 61. Juan Antonio Pérez Mateos, Juan Carlos, la infancia desconocida de un rey, Barcelone, Planeta, 1980. 62. Entretien de l’auteur avec Miguel Ángel Aguilar, le 15 février 2011, à Madrid.

Fuente: DEBRAY, Laurence. Juan Carlos d'Espagne (French Edition) . edi8. Édition du Kindle.

◊◊◊

Volver arriba